Adoptée en 2002, la loi Gouzes a modifié les règles séculaires de la transmission des patronymes : elle permettait notamment aux parents de transmettre à leurs enfants leurs deux noms accolés. Elle prévoyait aussi, pour éviter les noms-fleuves, qu’à la génération suivante, les parents devaient, si l’un ou les deux était lui-même porteur d’un nom de ce type, "choisir" entre l’un des deux. Prenons un exemple : M. Dupont épouse Mlle Garreau. Ils choisissent pour leurs enfants le nom de Dupont-Garreau. Si leur fils, marié à une Melle Achard, opte avec son épouse pour le même choix, il ne pourra transmettre Dupont-Garreau-Achard, mais devra choisir entre ses deux noms paternel et maternel, pour donner à ses enfants le seul patronyme de Dupont ou de Garreau et les voir ainsi nommés Dupont-Achard ou Garreau Achard.
Le problème – auquel l’initiateur de cette loi n’a jamais songé, pour être d’une totale ignorance en matière de patronymes, est que l’on compte aujourd’hui des dizaines de milliers de noms doubles, comme Tissot-Dupont, Lefèvre-Utile, Lambert-Coucot, etc. De ce fait, il fallait s’organiser pour que les porteurs de tels noms puissent bénéficier eux aussi de ladite loi, en donnant, s’ils épousent une Achard, des Tissot-Dupont-Achard. Il fallait surtout s’assurer qu’un officier d’état civil, face à la demande du couple Tissot-Dupont-Achard, n’oblige pas le mari à "couper" son nom en deux, comme si ce double nom avait en fait été un effet de la loi Gouzes.
Après moult réflexions, on opta alors pour "le système du double tiret", certes lourd et redondant, mais permettant de distinguer entre les noms doubles originels et "gouziens". Une circulaire d’application a alors prévu la gestion de ce "double tiret", prévoyant notamment que dans l’hypothèse où il serait omis par l’officier d’état civil, il appartiendrait au procureur de la République de faire procéder à la rectification de l’acte de naissance. Elle imposait aussi à l’officier d’état civil, lorsque les parents s’opposaient à l’adjonction de ce double tiret, de leur refuser la possibilité d’exercer ce choix et d’inscrire alors automatiquement l’enfant sous un nom résultant de l’application "des règles supplétives prévues par la loi dans l’hypothèse où cette possibilité n’était pas utilisée", autrement dit par le seul nom du père. Ce double tiret s’imposa donc, du moins à l’état civil et sur les papiers officiels, étant évident que dans la vie courante, il se voyait presque toujours ramené à un seul.
Mais voilà qu’une mère de famille intransigeante, mécontente de cette situation, a carrément avancé que le fait que le Garde des Sceaux – à l’époque Rachida Dati – ait laissé passer un délai de deux mois sans répondre avait valu décision implicite de rejet. La mère, irascible, avait alors saisi le Conseil d'État, qui vient de lui donner satisfaction, du moins pour partie (lire le détail de la jurisprudence ici). La haute juridiction a en effet considéré que l'administration ne pouvait, par circulaire, soumettre l'exercice d'un droit prévu et organisé par la loi (…) à l'acceptation par les parents de cette adjonction au nom de leur enfant d'un signe distinctif, alors que la loi prévoyait uniquement d'accoler les deux noms, sans mentionner la possibilité d'introduire entre les deux des signes particuliers. Elle a donc déclaré la circulaire en question "entachée d'incompétence en tant qu'elle impose le double tiret aux porteurs d'un nom double choisi en application des dispositions législatives précitées" et a précisé que le Garde des Sceaux avait l'obligation de faire droit à cette demande, en tant qu'elle tendait à l’abrogation de ladite circulaire.
Cela dit, il faut relativiser : le Conseil d’Etat s’est limité à faire droit à la première demande de la plaignante, demandant l’annulation du rejet implicite du Garde des Sceaux la concernant. Il a par contre rejeté sa demande d’enjoindre au Premier ministre de retirer ou d'abroger la circulaire incriminée. Si elle ne remet pas totalement en question le double tiret, cette décision, qui ébranle cependant nettement l’avenir de cette circulaire et du double-tiret qu’elle a introduit, risque de redonner à la loi Gouzes toute son absurdité initiale et de refaire re-courir au patronyme, élément à la fois de police et d’identité, les risques dont le double-tiret – aussi lourd et imparfait qu’il soit – arrivait à le protéger.
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